27 février, 2020
Mamyrah Dougé-Prosper
Avec la collaboration de Nixon Boumba, James Darbouze, Sabine Lamour, et Mark Schuller
Le dixième anniversaire du tremblement de terre en Haïti rappelle l’échec de l’aide des ONG et le fait que le capitalisme dépossède et endette les multitudes tout en enrichissant quelques-uns. Le mouvement anti-corruption pose une nouvelle question, #KòtKòbCIRHla?# Où est l’argent de la CIRH (Commission Intérimaire pour la Reconstruction d’Haïti) que dirigeait Bill Clinton?
Alors, pourquoi les militant-e-s se sont-illes concentré-e-s d’abord sur le scandale PetroCaribe?
Cet article situe PetroCaribe et les enjeux en Haïti et au-delà. Il ne vise pas à défendre ou à condamner les Bolivariens.
Exporter la Révolution Bolivarienne
Faisant écho au défi des Zapatistas Mexicain-e-s à l’Accord de Libre-Échange Nord-Américain (NAFTA) signé en 1994 et notant la crise financière en Argentine en 2001, Hugo Chávez et Fidel Castro organisèrent un sommet des États des Caraïbes au Vénézuela afin de rejeter la proposition étatsunienne de l’appliquer à l’ensemble de l’hémisphère. En 2004, ils fondèrent l’Alliance Bolivarienne pour les Peuples de Notre Amérique (ALBA), regroupant la Bolivie, l’Équateur, le Nicaragua, et les États de la Communauté des Caraïbes (CARICOM): Dominique, Antigua et Barbuda, Saint-Vincent et les Grenadines, Sainte-Lucie, Grenade et Saint-Kitts et Nevis.
En 2005, ALBA (à l’exclusion de l’Équateur et du Nicaragua) et d’autres États-membres de la CARICOM : les Bahamas, le Bélize, la République Dominicaine, le Guyana, la Jamaïque et le Suriname signèrent l’Accord de Coopération Énergétique PétroCaribe. La Barbade, Montserrat et Trinidad et Tobago, producteur de pétrole, s’abstinrent. Le Venezuela exclut Haïti pour protester l’imposition étatsunienne d’un gouvernement de transition (2004-2006). Après maintes pressions populaires sur le président nouvellement élu démocratiquement, Haïti signa en 2007. Le Nicaragua suivit. Le Guatemala et le Honduras signèrent en 2008. El Salvador en 2014.
Dans le cadre de l’Accord PétroCaribe, les pays participants pouvaient acheter jusqu’à 185 000 barils de pétrole par jour. Le Vénézuela n’exigeait qu’un versement partiel initial (de 5% à 50%) avec un différé d’amortissement de 1 à 2 ans, le solde devant être payé sur 17 à 25 ans moyennant un intérêt de 1% (si les prix du pétrole excèdent 40 dollars le baril). Les biens et services étaient des formes de remboursement. Cuba envoyait des médecins au Vénézuela. Le Nicaragua payait avec de la viande et du lait. Petróleos de Venezuela, S.A (PDVSA) possédait 49% de la raffinerie jamaïquaine PetroJam et de Refinería Dominicana de Petróleo PDV, S.A. (Refidomsa PDV) de la République Dominicaine. Avec les prix mondiaux du pétrole grimpant jusqu’à 100 dollars le baril, PétroCaribe favorisa les pays des Caraïbes confrontés à de graves pénuries de carburant et à une augmentation des prix des denrées alimentaires.
ALBA créa la Banque d’ALBA à Caracas en 2008 et établit une monnaie régionale commune, le SUCRE (Sistema Único de Compensación Regional) en 2009, utilisé dans le commerce par l’Équateur, la Bolivie, Cuba et le Nicaragua. Les États d’Amérique du Sud formèrent la Unión Sudamericana (UNASUR). En 2011, Chávez dirigea l’Amérique « souveraine », à l’exception du Canada et des États-Unis, dans la création de la Comunidad de Estados Latinoamericanos y Caribeños (CELAC).
Ce bloc régional permit aux pays «en voie de développement» d’accéder à l’indépendance grâce au commerce multilatéral, à la construction d’infrastructures et à la mise en place de programmes sociaux. L’approche non-alignée Bolivarienne respecta la souveraineté des États, contrairement aux diktats impérialistes du FMI et de la Banque Mondiale. L’adhésion ne fut pas basée sur leur affinité idéologique. Ce type de solidarité facilita le gaspillage de près de 4 milliards de dollars par le Parti Haïtien Tèt Kale (PHTK) et préfigura son rejet du Vénézuela.
Vers le Multivers
Les Bolivariens envisagèrent un monde multipolaire. Avec les plus grandes réserves de pétrole dans le monde, le Vénézuela est l’un des co-fondateurs et le seul membre situé en Amérique Latine parmi des pays du « Moyen Orient »: l’Iran, l’Iraq, le Koweït et l’Arabie Saoudite de l’Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (OPEC), établie en 1960 lors de guerres et de mouvements anticoloniaux visant à casser l’emprise britannique et étasunienne sur la production pétrolière. En 2000, Chávez accueillit le Deuxième Sommet de l’OPEC depuis 1975, exigeant des quotas de production afin de contrôler les prix du pétrole.
Chávez facilita également l’entrée de la Chine et de la Russie dans la région. Depuis 2009, la Chine est le deuxième plus grand partenaire commercial de l’État Bolivarien et depuis 2012, le Vénézuela est le quatrième plus grand fournisseur de pétrole de la Chine. Cette dernière investit dans la construction d’un lieu de vacances aux Bahamas et d’une autoroute en Jamaïque. Trinidad and Tobago, la Grenade, la Dominique, Antigua et Barbuda et la République Dominicaine souscrivent au financement de « Belt and Road Initiative ». La Chine est le principal partenaire commercial du Brésil, du Chili, du Pérou et de l’Uruguay, et les banques chinoises sont les principaux prêteurs en Amérique Latine. La compagnie russe RUSAL détint 90% de l’entreprise d’exploitation minière de bauxite gérée par le gouvernement Guyanais et contrôle 65% de la capacité alumine de la Jamaïque et exploite trois de ses quatre raffineries. Des entreprises russes investirent dans le secteur du pétrole et du gaz en Bolivie, au Mexique et au Vénézuela. Cuba, le Nicaragua, le Pérou et le Vénézuela sont les principaux acheteurs d’armes russes dans la région.
En (re)nouant d’autres alliances, les Bolivariens ont menacé les «intérêts de sécurité nationale» des États-Unis.
L’Empire Contre-attaque
Une « Nouvelle Guerre Froide» s’en suivit. Après la mort de Chávez et l’élection de Nicolas Maduro en 2013, les États-Unis (avec l’Arabie Saoudite) orchestra la chute des prix du pétrole et appuya les manifestations anti-chavistes. En 2015, Barak Obama déclara le Vénézuela une menace pour la sécurité, normalisa ses relations avec Cuba, mit en place le Caribbean Basin Security Initiative et imposa des sanctions financières aux personnalités politiques du Vénézuela.
En 2017, l’Argentine, le Brésil, le Chili, la Colombie, le Paraguay et le Pérou se réunirent à Lima avec le Canada, le Costa Rica, le Guatemala, le Honduras et le Mexique pour adresser la « crise vénézuélienne ». En 2018, Donald Trump interdit les transactions utilisant la monnaie numérique vénézuélienne et les transactions liées à l’achat de dette vénézuélienne. En 2019, il prohiba tous paiements internationaux à PDVSA en dollar étatsunien. Trump rencontra également les transfuges de PétroCaribe: les Bahamas, la République dominicaine, Haïti, la Jamaïque et Sainte-Lucie dans son complexe privé en Floride. Et 19 des 35 États qui composent l’Organisation des États Américains (OEA) votèrent contre la reconnaissance de Maduro et pour la reconnaissance de Juan Guaidó. Les États-membres de l’UNASUR, aussi membres du Groupe de Lima, formèrent le Forum pour Foro para el Progreso de América del Sur (PROSUR) afin de lutter contre « la dictature au Vénézuela ».
Après PétroCaribe
Dépendant de la vente de pétrole qui représente plus de 95% des recettes en devises utilisées pour payer les importations de plus des deux tiers des biens de consommation de base, qui proviennent essentiellement des États-Unis, le Vénézuela connût une inflation de 10 millions de pour cent et a cessé d’envoyer des milliards de dollars de pétrole subventionné. Saint-Vincent et les Grenadines, Cuba et Haïti souffrent les plus.
Jovenel Moise sollicite de nouveaux prêts auprès du FMI pour financer l’État. L’augmentation des impôts sur le revenu ne suffit pas, après avoir supprimé les droits de douane sur le riz provenant principalement des États-Unis. Menaçant de « couper les têtes », Moise, dont l’élection a été contestée, gouverne désormais seul (avec le soutien du Core Group), le mandat des parlementaires étant expiré.
Anthropologue militante, Mamyrah Dougé-Prosper est Professeure Adjointe en Etudes de l’Afrique et de la Diaspora Africaine (Africana) à Davidson College. Elle travaille actuellement sur sa monographie intitulée Développement Contesté dans une Haiti Occupée: Mouvements Sociaux, ONGs et l’État Evangélique. Elle a publié des articles dans des revues universitaires et politiques telles que Women’s Studies Quarterly et Commune Magazine. Dougé-Prosper est également la Coordinatrice Internationale de Community Movement Builders (Bâtisseur-e-s de Mouvements Communautaires).
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